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Tag - Convivialisme

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dimanche 19 janvier 2014

Formidables moutons électriques

Sur la prairie verte, les moutons semblent brouter paisiblement mais en réalité, ils sont en pleine activité. Chacun d’eux porte un casque super techno, un casque à électrodes avec une visière transparente devant les yeux, pour communiquer avec les autres et surfer sur le Web. Le dispositif se commande par la pensée. Les sites Web viennent s'afficher sur la visière, en superposition de la vue réelle sur le gazon.

Le site Web favori de chaque mouton, c'est son propre site Mirex, le site miroir de sa vie. Chaque mouton le construit lui-même jour après jour en racontant son expérience. Gooplosoft lui fournit gratuitement un modèle personnalisé de Mirex en échange de son pedigree et de quelques droits de regard sur le contenu. Au fur et à mesure du remplissage du Mirex, Gooplosoft adresse à l’auteur des conseils personnalisés. Et Gooplosoft invite régulièrement les auteurs à communiquer entre eux à propos des sujets d'intérêt commun que Gooplosoft a détectés dans leurs profils actualisés heure par heure.

C'est l'occasion de rencontres passionnantes, tout en broutant !

Mouteouteki_1.jpg Mais, en plus, les moutons sont malicieux, ils adorent jouer au TéouTéki. C’est un jeu à distance entre deux moutons sur le Web. Le premier mouton peut apercevoir son interlocuteur sur la prairie mais il s'amuse à prétendre qu'il est ailleurs et quelqu'un d'autre, par exemple à Calcutta un trader spécialisé sur le marché des grains, en même temps qu’il interroge le Web pour se documenter à toute allure sur ce qu'il est censé dire et sur les informations nécessaires pour comprendre son interlocuteur, qui se fait passer pour un autre trader à l'autre bout du monde et rigole en lui tournant le dos. Les onglets des sites Web consultés viennent se superposer et se bousculer sur les visières des deux moutons pendant leur partie de TéouTéki et, même de loin, les observateurs s’émerveillent du jeu des couleurs et des lumières sur les écrans des protagonistes. Certains de ces observateurs ont développé une capacité de mémorisation prodigieuse des séries de couleurs et savent en déduire sur quels marchés locaux les traders sont en train d'opérer. L'enjeu est de taille car il s’agit de saisir le vent des affaires et de réaliser des opérations juteuses !

Mais ce qui motive chaque mouton au plus profond de lui-même, c'est le projet d'intégrer le groupe des Champions, ceux qui sont reconnus pour la valeur de leur site personnel Mirex sur le grand tableau de cotation mis à jour en temps réel par Gooplosoft. Pour aider les moutons dans leur quête personnelle, Gooplosoft a créé des académies sur le Web. On y apprend comment organiser les thèmes d'un Mirex, comment le faire référencer par d'autres Mirex, comment développer un contenu personnel attractif, comment exprimer ses préférences et ses dégoûts, etc. Les exercices n'exigent que trois capacités intellectuelles : reconnaître une séquence-modèle à l'intérieur d'un ensemble, recopier une séquence-modèle, substituer une séquence-modèle à une autre. Et rien qu'à partir de ces capacités élémentaires convenablement mises en application, on peut devenir un Champion ! Miracle de l’intelligence collective et de la technologie !

Mouteouteki_2.jpg Il y a tout de même une difficulté pour devenir un Champion. C'est que le site Mirex doit être rédigé en respectant l'orthographe et la grammaire classiques. Or, la langue courante des moutons est une langue véhiculaire destinée à la communication instantanée en fonction des grands titres d'actualité, des émotions à la mode, des réclames publicitaires du moment... bref, la langue d’expression courante des moutons a évolué dans le temps très loin de ses racines classiques. Heureusement, Gooplosoft a conçu un traducteur automatique presque parfait. « Deux mains j'essuie en va qu’ence» est automatiquement traduit par "demain, je suis en vacances" en langue classique. Les moutons trouvent que les traductions de Gooplosoft sont poétiques. Pour eux, cette étrangeté est une source d’émerveillement : plus c'est beau, plus on a du mal à se relire.

Gooplosoft organise un concours permanent du site Mirex du jour. Ce concours récompense une contribution remarquable, par exemple un reportage sur un événement spectaculaire dans l’évolution des cours des matières premières, une suggestion pertinente, une critique percutante, un alexandrin éternel, une révélation croustillante. Officiellement, le critère de sélection du gagnant est chaque jour totalement différent de celui de la veille, de manière à ce que tout le monde ait sa chance, mais certains moutons prétendent avoir découvert une logique de transition d’un jour à l’autre. Le gagnant est annoncé le matin. Il a le droit d'aller brouter partout pendant la journée, y compris s'il doit pousser de côté d'autres moutons pour brouter à leur place. Pour les perdants, il est flatteur de découvrir que leur herbe est meilleure que celle des gagnants, même si certains gagnants abusent et forcent les perdants à la diète.

Justement, Gooplosoft vient d’ouvrir une plate forme de débats en préparation d’un referendum sur la proposition « débranchons les coupables d’abus» ; les débats sont très bien organisés ; on peut exprimer son soutien ou son opposition à diverses motions sur le pourquoi et le comment ; les sites Mirex débordent de développements explicatifs où chacun développe sa position personnelle en regard de celles des autres, en fonction de son propre parcours de vie. Le vote de chacun sera vraiment représentatif de la conscience collective en pleine connaissance des causes et des conséquences.

Le soir, les moutons électriques rentrent à la bergerie pour se recharger. Le courant provient d'une centrale verte, une centrale qui brûle de l'herbe et alimente le Web.

Toutes les enquêtes démontrent que les moutons électriques sont persuadés de vivre une expérience formidable dans une société consacrée au libre développement de leurs personnalités et de leurs projets personnels dans une saine émulation des compétences, chacun dans l’unanimité de son petit moi objectif dans le progrès général de leur société démocratique.

Comment pourrait-il en être autrement ?

Notes

Les trois capacités élémentaires des moutons électriques : repérer une séquence-modèle dans un ensemble, recopier une séquence-modèle, substituer une séquence-modèle à une autre, sont une extrapolation littéraire des fonctions constitutives d’une machine de Turing.

Comme son nom l’indique, la machine de Turing est une invention du mathématicien Alan Turing (1912-1954), l’un des fondateurs de l’informatique, par ailleurs célèbre pour avoir contribué à décoder pendant la guerre de 39-45 le cryptage des messages entre l’état-major allemand et les unités distantes.

La machine de Turing est définie par son inventeur comme une abstraction mathématique. Elle est utilisée comme référence théorique pour déterminer le niveau de complexité des questions et problèmes mathématiques, y compris ceux dont on ne connaît pas de solution, en regard de leur potentiel de résolution par un ordinateur.

Les capacités très élémentaires en apparence de la machine de Turing ne doivent donc pas être prises à la légère : on n’a pas encore su concevoir un type de machine plus « intelligente ».

Si vous trouvez que le paragraphe sur la perte du langage et la traduction automatique est tiré par les cheveux, allez donc faire un tour dans un pays insulaire d'extrême Orient où le smartphone permet d'envoyer des messages traduits automatiquement en langage littéraire; tout le monde peut écrire un roman !

Le texte de ce billet est un extrait adapté de l’ouvrage de référence "La transmission des compétences à l’ère numérique" que vous pouvez télécharger ici.
Vous allez probablement prendre un sacré choc, mais les billets de ce blog peuvent vous aider à le supporter.

mardi 31 décembre 2013

Modèle d'interaction sociale entre arrivistes sympathiques sans police

J10_13.jpg Dans ce blog, nous avons recherché les conditions de la création d’interactions constructives sur le Web entre des personnes en conversation à distance.

Nous avons analysé les faiblesses et les illusions des modes d'interaction existants, et notamment au travers des réseaux sociaux et dans les forums de discussion libre.

Nous avons identifié les causes de ces déficits dans les croyances et les mécanismes fondateurs de ces modes d'interaction, et nous avons décrit la grande boucle de rétroactions médiatique à laquelle nous soumettent ces modes existants.

Afin de surmonter la pauvreté actuelle des interactions personnelles sur le Web (en regard de son universalité potentielle pour l'édification des esprits connectés), nous avons recherché des sources d'inspiration dans la vraie vie, dans la société des relations humaines réelles, et notamment dans les activités de négociation... Et nous avons découvert que ces sources d'inspiration existaient en abondance dans notre monde contemporain et depuis l'antiquité, mais pas là où les recherches savantes ont creusé, mais tout autour et à côté, et qu'en passant, le fait de déplacer notre attention sur cet "ailleurs" nous ouvrait de nouveaux univers à explorer, sans prise de drogue ni voyage interstellaire ni cure psychanalytique, et nous obligeait à quelques retours critiques sur les causes de stagnation de nos sociétés humaines. (Vous connaissez la blague à propos du bonhomme qui a perdu ses clés et scrute obstinément le sol sur le pas de sa porte sous la lampe d'entrée mais pas ailleurs, "parce que ailleurs ce n'est pas éclairé" ? C'est la caricature de trop d'experts et de savants, qui ne font rien d'autre que de nous expliquer ce qui est déjà éclairé ou de critiquer la lampe)

Sur ces bases, nous avons esquissé la conception de nouveaux modes d'interactions afin de pouvoir constituer des sociétés virtuelles capables d'objectifs obtenus par des échanges à distance, en proposant une étiquette générique et quelques instruments (couleurs des cartes à jouer, signes de circulation automobile).

Il est temps de proposer un éclairage complémentaire de nos propositions à travers l'exposé d'un modèle opératoire des relations interpersonnelles : notre modèle CHOP (Common Onion-patterned Privacy Model) - un nom grotesque mais on peut faire pire.

L'élaboration de ce modèle part de quelques constats évidents :

  • nous communiquons entre nous par des conventions
  • nous détestons que les autres piétinent notre jardin secret
  • nous avons chacun plusieurs niveaux de jardin secret
  • nous aimons être pareils aux autres, à la fois chacun différent
  • nous aimons apprendre des autres et recevoir des remerciements de ce que nous leur apprenons

C'est aussi simple que cela ? Cela dépend ce que l'on veut faire...

Observons un personnage typique que nous appelons l'arriviste sympathique. Son art est de s'enrichir sans cesse de l'expérience des autres.

L'arriviste sympathique entretient un réseau de contacts personnels partout où il se trouve. Il exploite ce réseau ponctuellement et avec précision, sachant par avance qui peut lui apporter un avis, un éclairage, un autre contact et sur quels sujets précis. L'efficacité particulière de l'arriviste, c'est de savoir évaluer, à chaque contact, ce qu'il pourrait en tirer éventuellement plus tard, et de savoir mettre à jour, compléter, modifier cette évaluation au cours du temps.

On pourrait dire que l'arriviste est un gentil manipulateur qui fait fonction de révélateur convivial. De fait, il s'arrange pour que ceux qu'il exploite puissent se flatter de le connaître. S'il est vraiment efficace, il s'arrange aussi pour contribuer activement à l'enrichissement des autres dans son réseau de manière à ce que chacun dispose de la meilleure information pour développer son propre génie. (Note. Rejetons définitivement aux ténèbres extérieures l'arriviste exploiteur qui brouille sciemment ses sources pour sauvegarder sa supériorité sur ses concurrents potentiels, utilise ses contacts pour propager des informations partielles ou fausses. Rejetons aussi le type voisin mais contourné du diplomate ou de l'espion, coincés dans leurs conventions fonctionnelles, qui cherchent à influencer l'autre ou à l'assimiler ou à se l'assimiler. Ecartons encore plus franchement le type de l'arriviste mou, fusionnel, jouisseur, profiteur, qui n'est rien aux autres qu'un miroir de médiocrité. L’arriviste sympathique est au contraire l’équivalent d’une abeille dans un jardin poétique où les fleurs et les insectes butineurs non seulement coexistent mais peuvent se transmuter).

Dès lors, tout participant du réseau de l’arriviste est lui-même un autre arriviste potentiel. C’est donc par pure commodité que nous isolons un individu, « l’arriviste », sous une dénomination faussement caractéristique de son comportement personnel en société, car il n'est pas différent des autres.

Essayons de représenter un modèle opératoire de cet arriviste sympathique dans le cours de ses relations sociales.

CHOP1.jpg Avec ses semblables, l’arriviste se comporte comme si chaque personne (lui-même inclus) se représentait en société par quatre enveloppes d’univers culturels : voir le tableau-image des enveloppes-univers (au sens d'univers mentaux en couches imbriquées comme dans un oignon).

Dans ce modèle, chaque personne communique par son enveloppe externe, celle des étiquettes de comportement, mais les échanges sociaux concernent bien toutes les enveloppes, toutes soumises au langage. La structure du modèle en enveloppes-univers est commune à toutes les personnes (par prudence, ajoutons ici : de culture "occidentale" mais sans y induire aucune restriction géographique). Mais, évidemment, les contenus de chaque enveloppe sont propres à chaque individu.

Pour un individu donné, les contenus des enveloppes-univers ne sont pas forcément logiquement cohérents entre eux à chaque instant, et encore moins dans la durée. Les contenus à l’intérieur d’une enveloppe-univers non plus ne sont pas forcément logiquement cohérents entre eux, sauf peut-être ceux des projets en cours. Ce n’est pas pour cela que les individus sont illogiques ou incohérents dans leurs échanges avec leurs semblables ! Le dépassement de la logique mécanique, plus précisément la capacité à contenir des éléments contradictoires ou mal définis, justifie le terme d’« enveloppes-univers », et notons bien au passage qu'aucune machine « intelligente » ne pourrait s'y retrouver. Si vous en doutez encore, imaginez comment se forment et évoluent dans le temps les contenus des enveloppes-univers d'un individu donné en fonction de (ou contre) ses appartenances à de multiples groupes sociaux, en fonction d'événements maîtrisés ou non...

Il est important pour l’arriviste de ne jamais indisposer son interlocuteur tout en recueillant les trésors d’expérience de cet interlocuteur situés au niveau des projets, qui sont les plus aisément accessibles (au sens de interchangeabilité). Il sait qu’il ne pourra probablement pas y parvenir sans faire valoir un accord même très partiel avec les construits mentaux de son interlocuteur.

CHOP2.jpg Le deuxième tableau-image contient en filigrane les principes d’action de l’arriviste, conscient que la révélation, au cours du dialogue, de désaccords au niveau des construits mentaux et encore plus au niveau des credos de son interlocuteur crée des risques importants de rupture irrémédiable (à moins de fonder une relation plus profonde qui exige effort et durée). Il est, en effet, évidemment hors de question de faire évoluer son interlocuteur, pas plus que soi-même, au cours d'une conversation ou d'un débat, sur les contenus des enveloppes-univers internes ! Et pourtant, combien de maladresses blessantes, combien de vexations mortelles sont commises par l'ignorance de cette évidence, ou à la suite d'une transgression bénigne ou ludique, dont les effets se sont amplifiés hors de contrôle par les mécanismes de compétition et de rivalité en miroir....

Voici donc quelques éléments clés de votre comportement d’arriviste sympathique (puisque, dans notre modèle, nous le sommes tous...) :

  • commencez par vous enquérir de l’état général de l’interlocuteur, si possible en manifestant votre souci des projets dont il vous a parlé dans une conversation antérieure,
  • flattez prudemment les éléments des construits mentaux qu’il vous a dévoilés précédemment, réorientez la conversation sur ses projets pour qu’il vous en valorise spontanément l’expérience, participez prioritairement à ses échecs si vous savez comment l’aider à en surmonter les conséquences,
  • évitez l'expression des credos, ne dites jamais les vôtres, sauf quand vous êtes certain que leur expression mesurée ne peut pas choquer,
  • recueillez les éventuels avis et recommandations formulés par l’interlocuteur en tant qu’expressions de ses construits mentaux et en les replaçant en rapport à vos propres équivalents en vue des rencontres à venir.

Il est important pour l’arriviste affairé de détecter chez son interlocuteur les cas pathologiques qui rendraient cet interlocuteur peu susceptible d’enrichir sa société notamment :

  • un rythme anormal d’évolution des contenus (indice d’instabilité ou d’immobilisme),
  • une absence de logique dans les projets en cours ou entre les projets en cours,
  • une logique mécanique là où elle ne s’applique pas (par ailleurs, si un décalage des contenus entre les enveloppes a été opéré consciemment, l’interlocuteur est probablement un manipulateur ou un fanatique),
  • un déséquilibre entre les enveloppes-univers, par exemple si l’une d’elles devient muette ou au contraire envahit les autres,
  • etc.

Mais, comment notre arriviste sympathique peut-il se protéger des gros malins, des sournois, des pervers, et des autres brillants ou discrets animateurs de basses et de hautes cours, qui chercheront à l'influencer, à le tromper, à l'humilier, par jeu, bêtise, jalousie... ? Faut-il créer une forme d'autorité policière chargée de détecter et de réprimer les contrevenants aux règles de bonne communication ? C'est inutile pour ce qui concerne le déroulement d'une conversaton : l'étiquette d'interaction, à travers l'usage des symboles associés, permet de détecter quasiment immédiatement (presque automatiquement : un automate peut y aider) les risques de déséquilibre et de mésinterprétation. Et c'est précisément la neutralité de l'étiquette et des symboles en regard des intentions et des états d'âme qui la rend capable de cette fonction. Pour ce qui relève des contenus, de toute façon, il serait illusoire de prétendre se protéger totalement contre les faussaires et les menteurs au cours d'une interaction à distance : le respect d'une étiquette peut assurer le bon déroulement formel de l'interaction mais ne peut contraindre à l'exactitude des contenus que dans la mesure où la forme induit le fond et dans la limite des capacités conscientes des intervenants. De toute façon, si nous faisons passer prioritairement la correction des anomalies de nos sociétés réelles dans la conception de sociétés virtuelles, nos chances d'inventer un nouvel espace de liberté vont prendre un mauvais coup ! Au total, compte tenu de ces réalités incompressibles, il n'est nul besoin d'une autorité centrale de police : le jeu normal de l'étiquette et des symbolismes associés, dans une société virtuelle d'arrivistes sympathiques à objectif constructif (que cet objectif en construction soit une œuvre collective ou un bénéfice pour chacun, du moment que l'on s'accorde sur une méthode pour mesurer une progression à partir des échanges entre les contributeurs), fera que les délinquants, qui par définition ne participent pas ou faussement à l'objectif, se retrouveront rapidement seuls sur une autoroute qui ne mène nulle part.

Nous pensons que notre modèle de l’arriviste en enveloppes-univers pourrait permettre de révéler ou de faciliter l’explication de phénomènes sociaux ignorés ou maltraités jusqu’à présent dans nos sociétés réelles, par l'approfondissement de la relation sociale interpersonnelle à objectif coopératif. Osons ajouter que ce genre d'étude nous semblerait plus utile à l'avenir de l'humanité que, par exemple, les volumes d'observations de personnages détraqués, d'analyses critiques de l'histoire, de romances à la mode et de théories héroïques, face à l'urgence d'inventer un futur "raisonnable" et surtout acceptable par tout être humain – ce qui exige de savoir se parler vraiment sans exiger préalablement une commune façon de penser ni l'arbitrage d'une autorité régulatrice. A l'évidence, ce savoir ne s'est guère manifesté dans l'histoire de l'humanité, mais nous avons la capacité naturelle de l'inventer.

RteMaz.jpg Si nos propositions vous semblent imparfaites ou pire encore, faites mieux !!

Pour conclure. Dans ce blog, c'est en référence aux interactions à distance à l'intérieur d'une société virtuelle à objectif très général, à savoir la transmission des compétences personnelles à travers l'échange des expériences personnelles, que nous avons conçu quelques instruments (étiquette, symboles) destinés aux arrivistes sympathiques du futur, et que nous avons esquissé les évolutions nécessaires du Web et des applications mises à disposition des personnes connectées. Dans un cadre moins large que celui d'une société virtuelle à vocation universelle, l'instrumentation de la convivialité peut certainement se réduire fortement, mais on ne devrait cependant jamais faire l'économie d'une étiquette et des symboles nécessaires à une mise en pratique constructive. En effet, au contraire des puissances qui oeuvrent à l'encontre de la valorisation des individus et les font participer à la réalisation d'une unification totalitaire de l'humanité, il nous semble souhaitable que tous les échanges, dialogues, discussions dans tout cadre organisé sur le Web participent à la fortification des compétences individuelles en vue de permettre leur transmission. Dans cette vision, ce n'est pas l'imposition d'un langage universel ni la disponibilité d'un canal à gigadébit ni la création d'un logiciel miracle qui sont pertinents, mais l'utilisation commune d'un type d'étiquette et de symboles adaptés à ces finalités globales, à l'intérieur de sociétés virtuelles à objectif explicitement constituées avec leurs règles de contribution et leurs conventions pour mesurer la progression vers leurs objectifs.

samedi 28 décembre 2013

Soyons polis !

Plaçons-nous dans un cas extrême où seule la politesse peut freiner les moeurs sauvages, celui des forums de discussion libre sur le Web à propos d'un article publié ou sur un thème de portée générale. Ce genre de forum, on le trouve souvent dans une zone de commentaires annexés aux articles de journaux.

En un mot : la jungle !

Et pourtant "Respectez vos interlocuteurs, et gna gna gna et gna gna gna..." (conditions générales d'utilisation).

Rixe.jpg

C’est qu’Il faut être vraiment coincé du bocal pour croire une seconde à ces recommandations de bonne conduite ! En premier lieu, de quels « interlocuteurs » peut-il s'agir puisque tout le monde est sous pseudo, de quel respect dois-je faire preuve, puisqu'en réalité aucun autre intervenant ne me parle directement sauf par exception et en déformant ce que je viens d'écrire pour s'en servir afin de prolonger son propre discours en accord vague ou en désaccord spectaculaire avec le mien ?

Un forum de "discussion libre", ce sont des pluies d'incidentes qui s'empilent dans les fils et sous-fils par ordre d'arrivée, comme si chaque contribution tentait de recouvrir les autres soit en les ignorant soit en les conchiant soit en prétendant surenchérir - ce qui peut-être encore pire, car il existe maintes manières d’insulter en approuvant. A l’évidence, cette inhumanité n’est nullement le résultat d’un choix de chaque intervenant ; on pense aux films d’action lorsqu’un tueur s'adresse à sa future victime : "cela n'a rien de personnel". D'ailleurs moi, avant d'écrire mon billet dans un forum, je ne lis jamais en détail les interventions précédentes, je fais un parcours rapide pour assimiler la teinture générale, et hop j'écris pour envoyer vite vite.... Ah, trop tard, quelqu'un a été plus rapide...

Mais le summum des injonctions de morale lunaire c'est "soyez poli" : qu'est-ce que cela peut bien signifier dans une telle pagaille ? Qui pourrait imaginer qu'un entrelacs de graffitis superposés selon une logique de réaction spontanée... puisse constituer une oeuvre d'artistes "polis" ? C’est à l’état brut le libre cours de l’action-réaction, de la compétition en miroir, et parfois de la montée aux extrêmes verbaux.

Prenons donc la question à l'envers, par l'analyse des détestations - tellement plus facile.

Constatons en effet qu'il existe des malpolis, des gros malpolis même :

  • les trolls qui balancent n'importe quoi hors sujet
  • les dynamiteurs de toute orthographe et de toute syntaxe
  • les illuminés qui répètent à tout propos le credo de leurs croyances
  • les militants en essaim qui s'abattent sur toute trace de formulation exclue par les mots d'ordre de leur obédience, pour dénoncer les coupables comme des opposants honnis malhonnêtes criminels contre l’humanité
  • les abrutis qui ramènent tout aux expressions à la mode et aux opinions toutes faites répétées en boucle dans les medias (dont les derniers résultats de sondages d'opinions ou les derniers chiffres de l'"économie" déjà par ailleurs diffusés à dose massive)
  • les rustauds qui tentent de prendre l'ascendant sur tout le monde et sur l'avenir du monde, par le gigantisme des caractères employés, par les décharges d'émoticones, par la brillance de leurs références culturelles, par le choc des images et des vidéos...

Mais ce ne sont là que les types les plus élémentaires de malpolis, quasiment des automates.
Ringois.jpg

Car il existe par ailleurs de nombreux types de fins malotrus, des animaux vicieux, parmi lesquels on trouvera quelques humains déboussolés, par exemple :

  • les trolls mous qui font semblant de dire presque n'importe quoi, pour exprimer que la façon de poser ou de traiter le sujet dans le forum ne leur convient pas, au lieu de le dire simplement (mais cela les obligerait à faire un effort pour expliquer pourquoi)
  • les contradicteurs maladifs, dont l'unique activité consiste à trouver partout à chaque instant le détail insupportable chez les autres qu'ils se doivent de révéler avec éclat et de critiquer en profondeur
  • les malveillants qui pointent les désaccords entre les intervenants pour les attiser
  • les pervers qui interprètent votre contribution pour la dénigrer, l'analysent pour la détruire, la généralisent pour vous ridiculiser, citent et recitent des grands auteurs pour vous déstabiliser et vous humilier (en sous-famille : les faussaires piègeurs, dont l'art subtil consiste, à force de citations dissimulées, à vous surprendre en opposition frontale avec une célébrité intouchable ou une oeuvre censée faire autorité)
  • les martyrs culpabilisateurs qui brandissent l'épouvantable perspective des risques collatéraux infligés à leurs fétiches, idoles, valeurs, en litanies ininterruptibles
  • ...
  • et peut-être les pires de tous, les autocentriques qui se vivent comme des incarnations de l'humanité authentique, et donc pensent, agissent "comme tout le monde" selon le "bon" sens commun (ou en variante : contre tout le monde), se rendant incapables du moindre effort de compréhension des autres.

En comparaison, les grossiers qui interpellent vulgairement, invectivent salement, insultent bassement, sont plutôt rares. Et lorsque de tels comportements brutaux se manifestent, c'est généralement dans la continuité théâtrale d'un comportement malpoli régulier. Autrement dit, il s'agit souvent d'un signal d'intensification (ou de dépit devant le ratage) d'une stratégie d'influence ou d’écrabouillement, plutôt que d'une exaspération véritable.

Bref, on pourrait disséquer, catégoriser, disserter sur les malpolis à l'infini... jusqu'à tous s'y retrouver !

La réalité brute, c'est qu'il n'existe aucune règle pratique pour traduire concrètement "soyez polis" dans le cadre d’un forum d’expression libre. Entre la déclaration universelle des droits de l'homme, la netiquette (un fatras de recommandations d'informaticien), et des conditions généralissimes d'utilisation, c'est le vide !

Essayons tout de même de produire une réflexion constructive.

Reformulons d’abord le problème. Dans un forum libre, nul ne sait qui est qui (on intervient sous pseudo). On sait donc encore moins dans quel référentiel culturel chacun s'exprime, et l'expérience prouve qu'alors, même sous la pression d'une technique imposée (celle des fils de discussion du forum), même dans le cadre d'un sujet de discussion délimité (par exemple un article de journal), on n'arrive à rien qui ressemble à une production collective consciente. Cet échec signifie un immense gaspillage (mais pas pour tout le monde, nous le verrons plus loin) et surtout il se manifeste par un déchaînement verbal carrément indigne.

Est-ce que quelqu'un à réfléchi aux règles de comportement qui éviteraient ce gâchis ? Et, en admettant que des règles bien définies puissent pointer efficacement les comportements malpolis, comment pourrait-on remettre les fauteurs à la raison ou sinon les exclure ?

Par exemple : un automate intelligent pourrait-il analyser les textes des interventions et réaliser un tel pointage en temps réel ? Mettons tout de suite de côté les rêvasseries de mauvaise science fiction : le résultat d'un automatisme intelligent serait encore pire que les pires traductions automatiques et il resterait toujours quelques types de "malpolis" inventifs qui échapperaient au système et se démultiplieraient par imitation et compétition. De plus, l’éviction des malpolis n’est pas le seul problème à surmonter, il y a aussi l’absence d’une production à la fin de la discussion, qui se manifeste par le désintérêt des contributeurs potentiels, sans doute attirés ailleurs.

Je ne vais pas non plus défendre la solution du renoncement à la "liberté d'expression" du forum, par le recours à un modérateur, qui lirait toutes les propositions de textes à insérer, afin de ne publier sur le forum que les propositions valables selon les critères qui lui auraient été donnés et selon l'interprétation qu'il en ferait. Cette solution de filtrage a priori entraîne forcément une perte considérable de substance (sauf dans sa version tolérante où elle se réduit à un simple classement par catégorie des messages sans restriction de leur publication), La modération a priori est souvent associée à l’obligation pour le modérateur de rédiger une synthèse finale de sorte que la discussion produit un résidu compact facilement réutilisable, même s'il est rien d'autre qu’une extraction de ce qu'a voulu comprendre le modérateur. Au contraire, aucune synthèse n'est jamais produite dans le cas d'un forum libre, forcément foisonnant avec de multiples productions ponctuelles aléatoirement réparties.

Osons donc affronter la vraie question de la pertinence du modèle du "forum libre" et le vrai risque sur nos "libertés" si cette question n'est pas résolue :

  • la vraie question n'est autre que "un forum libre, c’est pour quoi faire ?", autrement dit "que veut-on produire à partir d'une discussion libre sur un forum virtuel et comment peut-on organiser cette discussion-là sans restreindre la liberté de chacun ?"; car si la "discussion" est juste un défouloir destiné à enregistrer des opinions prétendument spontanées en vue d'alimenter par ailleurs une machine à analyser l'opinion, c'est une trahison (mais une trahison durable, qui nous garantit la pérennité des forums libres et des sondages d’opinion)
  • le vrai risque, si la question reste sans solution en l'état, c'est le constat de l'"impossibilité" de toute forme de débat spontané sur le Web, et, comme dans les autres medias, la substitution par des débats spectacles organisés entre des personnes représentatives ou savantes, sous la conduite d’animateurs-experts; bref, par effet de rebond et amplification, ce sera de facto la disparition d'Internet comme "espace de liberté"

Retatgenx.jpg Concernant la recherche d'une réponse à la question, je regrette d'avoir à le dire, ni la sociologie des media, ni les analyses déconstructives, ni les théories du comportement, ni la psychologie transactionnelle, ni les tentatives de langage universel, ni les traités de rhétorique... n'entreprennent l'élaboration d'une discipline du dialogue ou de la conversation en vue d'un objectif constructif. On trouve un peu de matière dans les guides de négociation réservés à certaines professions, certains dialogues philosophiques, certaines méthodes de créativité de groupe et certains ouvrages de psychologie ou de sociologie appliquée - en fait on peut surtout y découvrir des impasses si on tente de les confronter à la question précise que nous avons posée. Quant à la rhétorique, en tant que discipline de la parole, elle s'est toujours cantonnée à l'art oratoire en public pour des situations de prise de parole bien circonscrites, sans sortir de ses origines historiques (mille fois hélas). Au total, il existe donc un grand vide entre l'art oratoire "hors de soi", les techniques "entre soi" des relations codifiées par des rôles conventionnels (par exemple à l'intérieur d'une entreprise, d'un stade,...) et les modes de communication purement fonctionnelle "en soi" à l'intérieur d'une famille ou d'un petit groupe soumis à un impératif de cohésion. C'est justement là, dans ce vide, que se trouve le forum de discussion libre (oh combien libre !). Et ce vide monstrueux absorbe bien d’autres tentatives de communication : on peut soupçonner, par exemple, que beaucoup de "discussions" et de "contacts préalables" à caractère d'approche diplomatique participent à la concrétisation de ce vide - on pourrait aussi évoquer certaines chaudes discussions familiales, et plus généralement la plupart des affrontements verbaux en petits comités, dont les conséquences catastrophiques se restreignent rarement plus tard aux participants. Avant de chercher à communiquer avec des extraterrestres potentiels, il serait urgent d'imaginer comment combler ce déficit de communication entre nous sur terre, autrement que par le sang et les larmes en conséquence automatique des montées aux extrêmes par l'effet des incompréhensions, peurs, réflexes de défense...

Revenons à notre modèle du forum libre, même s'il s'agit de bien plus que cela.

Donc nous voici au pied du mur, contraints à l'invention ! Pour faire bref, nous faisons deux propositions.

Proposition 1. Comment éviter de blesser inutilement les autres ? D'abord en évitant qu'eux nous blessent inutilement. Pour ce faire, nous proposons d’afficher à l'intérieur de nos interventions le niveau de discutabilité que nous attribuons nous-mêmes à chaque partie de ces interventions. Est-il incongru d'imaginer pour cela un préfixage par symbole pour communiquer que nous acceptons ou non de remettre en cause dans le cadre du forum l'assertion qui suit le symbole ? Plutôt que de réfléchir aux mille et une raisons pour lesquelles "cela ne marchera pas", retournons sur nous-mêmes, sur notre propre mode de réaction aux agressions ou ce que nous prenons comme telles, et sur les enchaînements successifs qui en dérivent : il s'agit simplement, par un préfixage symbolique, de permettre aux protagonistes, s'ils le veulent, d'éviter la dérive vexatoire (mais pas la confrontation des opinions !) et sinon de pouvoir constater objectivement quand une telle dérive vexatoire se produit, et donc, s'ils le veulent, d'éviter la montée aux extrêmes... Cela ne peut vraiment servir à rien ? Le méta langage des attitudes et des signes, spécifique et appuyé, n'est-ce pas ce qui normalement précède et accompagne la parole en face à face avec des inconnus – un méta langage dont on ne dispose plus sur un forum numérique où les intervenants se parlent à distance et ne sont pas forcément de la même culture ? Les émoticones classiques ne peuvent pas remplir cette fonction d'annonce conventionnelle : ce sont d’abord des décors, quelquefois des indications d'intention ou d'état d'âme en complément du discours, et ils sont potentiellement innombrables d’autant plus qu’il existe des tentatives pour les breveter. Dans ce blog, nous avons proposé un jeu de 4 symboles de niveau représentés par les couleurs des cartes à jouer selon leur hiérarchie la plus commune; dans le cas d’un forum donné, on peut adapter la définition des niveaux et l’usage des symboles pour constituer l’étiquette du forum, en complément des fameuses conditions générales.

Proposition 2. Comment matérialiser une production collective ? En isolant chaque proposition de l'explication de son pourquoi, dans chaque contribution au forum. (Note. Il semble qu'à ce jour, aucun des milliers de logiciels de forum, groupware, réseau social ne permette de traiter directement ce besoin pourtant évident, à savoir la vision instantanée des propositions séparément de leurs éléments explicatifs, et, en association à chaque proposition, la filiation des propositions de modifications reliées à leurs éléments explicatifs). Evidemment, pour que le forum soit naturellement constructif, il faudra explicitement le préalimenter de propositions mères, ou bien, dans une perspective plus ouverte, l’organiser en discussions par sous-thèmes adaptés (par exemple, pour un article de journal : forme de l’article, références, illustrations, méthode d'exposition, principaux éléments de contenu, points non traités,...). Dit autrement, il s'agit de pouvoir passer d'un cadre d’invitation vague "donnez votre avis sur.." à l'appel à une contribution constructive "que proposez-vous pour faire mieux...". Qu'est-ce qu'on y perdra ?

En conclusion. La politesse est au fondement de toute société. Beaucoup en dépend, et notamment - dans une société égalitaire ou au moins en l'absence d'un pouvoir totalitaire - la possibilité de constructions collectives complexes au bénéfice de la communauté. Il est évident que nos sociétés humaines n’ont pas su évoluer pour intégrer l’expérience des conflits massivement meurtriers vécus au cours des derniers siècles, et demeurent inadaptées pour survivre aux problèmes planétaires à venir. La « révolution numérique » offre l’opportunité d’inventer des instruments d’ouverture ou au moins d’élargissement de nos univers sociaux, pour nous aider à surmonter les pesanteurs et automatismes de nos sociétés réelles. Ces instruments numériques de création sociale sont par nature différents de ceux que prétendent nous imposer la reproduction massive de techniques banales par des puissances d’asservissement ; cependant, ces instruments à créer ne sont certainement pas difficiles à concevoir techniquement, mais ils requièrent un peu d’humanité dans la conception de leur mise en oeuvre. C’est ce que nous avons voulu montrer à travers l’exemple type du forum de discussion libre.

Pour des compléments dans ce même blog, voici quelques liens :
Sur les couleurs des cartes à jouer et suivre le tag étiquette pour le contexte général
Sur la montée aux extrêmes
Sur la corruption des formalismes
Sur la netiquette

jeudi 12 décembre 2013

Pouvoir du peuple : quel pouvoir, pour quel peuple ?

La difficulté de l'exercice de réflexion proposé ici, même si, à la fin, il s'agit "seulement" de la population connectée au Web, invite au détour. C’est évidemment pour mieux traiter le sujet, et tenter d'éviter les périls des conceptions toutes faites.

PouvoirKorda.jpg Le livre de Michael Korda "Power - How To Get It - How To Use It" (1975) est un classique méconnu de l'observation sociale, dont l'exactitude et la finesse dépassent celles des recommandations terminales de l'ouvrage, pâlichonnes et datées en comparaison des plus récentes maximes et pratiques affairistes, cependant scrupuleusement appliquées dans les milieux mafieux. Malgré les présentations qui en ont été faites, et peut-être malgré la réputation que l'auteur en a tirée, ce livre ne devait plus être lu comme un manuel de savoir vivre à l'intention d'aspirants cadres dirigeants, mais bien comme un recueil d'observations anthropologiques contemporaines.

C'est en effet l'être humain en tant qu'animal en société qui nous est décrit, au travers de ses singeries du pouvoir, dans ses comportements, dans l'organisation de son espace, dans la structuration de ses relations sociales, dans ses façons de communiquer. Les descriptions comportementales du livre demeurent couramment observables (dans les sociétés de tradition "occidentale" et dans les milieux "internationaux"), par exemple celles du chapitre 4 sur la "dynamique du pouvoir dans les cocktails", avec la formation du cercle des puissants, l’évolution de ce cercle, son influence sur la nature et sur le rythme des échanges entre tous les participants dans et hors du cercle...

Il s'agit là du pouvoir dans sa version sociale endèmique naturelle, autrement dit du pouvoir banal dans son exercice quotidien propre à chaque culture locale, tel que chacun doit le percevoir ou l'internaliser sous peine d'exclusion.

On trouvera par ailleurs dans le livre de Korda des éléments de diagnostic d'une folie plus ou moins douce chez certains drogués du pouvoir, mais on n'y trouvera pas grand chose sur la fureur mortelle des rivalités en miroir, ni sur les poussées délirantes d'aspiration à la puissance illimitée chez certains hauts responsables. L'intérêt de ce livre est qu’il nous parle de notre démon familier du pouvoir, tel qu'il se manifeste constamment dans notre vie sociale, et plus spécialement dans les milieux policés, sans prétention doctrinale et avec drôlerie.

Gomorra.jpg A l'opposé du point de vue pris dans le livre de Korda, une mode érudite s’intéresse aux marges de nos sociétés pour en déduire des interprétations profondes et des méthodes d’analyse sociologique. En contraste, il existe des ouvrages de première main sur ces marges sociales pour nous en rendre la signification directement accessible ; on pourra lire Gomorra de Roberto Saviano, Gallimard 2006, au risque d’une immersion dans des singeries du pouvoir sans doute pesantes pour des gens du commun, mais qui intègrent néanmoins nos singeries de gens ordinaires dans une bestialité affirmée, nullement incompatible avec le développement astucieux d'empires aux façades prestigieuses dissimulant à peine les activités illégales. C'est donc plutôt en observant chaque société humaine dans son cours normal et à la base comme une société de machines et d'animaux, que l’on pourra tenter de discerner ce qui tient ensemble cette société, ce qui à l'inverse menace de la détruire, dans quelles directions et selon quel sens elle veut ou peut évoluer.

Alors, en poursuivant dans cette voie, de vraies questions utiles pourront être soulevées, de ces questions qui, en raccourci, font humanité au lieu de la défaire... Par exemple : comment apprivoiser notre démon du pouvoir au cours de nos relations sur le Web ? Si vous ne comprenez pas l'intérêt de la question, peut-être parce que vous communiquez sur Internet seulement avec des personnes connues sur des sujets convenus, allez sur un forum de commentaires libres sur Internet et observez la rareté des contributions créatives au milieu des invectives, des citations idéologiques, des répétitions d’opinions de comptoir, des envahissements de l’espace par des interventions hors sujet, etc – c’est une jungle !

Passons aux formes institutionnelles du pouvoir, par une transition facile, en reproduisant une citation en tête du chapitre 3 de l'ouvrage de Korda :
"C'est un étrange désir que de rechercher le pouvoir de perdre la liberté". Francis Bacon

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Concernant le pouvoir dans sa forme institutionnelle - celle qui peut pratiquement nous priver de liberté au nom de la liberté - nous recommandons un ouvrage tellement bien écrit qu'il peut être lu comme un sommet de littérature de l'absurde : Droit constitutionnel 2. Les démocraties d'Olivier Duhamel (Editions du Seuil). Car l'étude historique comparative des constitutions de divers pays et surtout, le constat de la manière dont les textes constitutionnels sont largement interprétés, modifiés en fonction des circonstances et des opportunités, voire carrément ignorés...démontre le niveau tout relatif de sacralisation des règles d'accès aux pouvoirs institutionnels et de l'exercice de ces pouvoirs. Singerie du pouvoir.

Remarquons qu'il s'agit à chaque fois dans le livre d'un pouvoir "démocratique" au sens de la "démocratie" représentative. Si on comprend la démocratie comme le pouvoir du peuple, le livre décrit très bien les évolutions et les variantes d’un défaut sommital de ce type de régime, après deux siècles d'expérience. En France, pays de la Grande Révolution de 1789, la création d'un conseil constitutionnel composé des anciens présidents de la république et de membres désignés par copinage matérialise le déni du pouvoir du peuple sur sa propre constitution, par l'expulsion de ladite constitution hors d'atteinte du citoyen ordinaire.

Malgré l’accaparement légalisé du pouvoir dans les démocraties représentatives, on constate une tendance à la paralysie de ce pouvoir face aux prises de décisions impactant l'avenir des citoyens sur le long terme. Les prises de décisions sont marginales, et souvent élaborées dans la hâte en réaction à un événement perturbateur. On constate en même temps un isolement des gouvernants, ou en termes plus choisis, une situation de négociation hystérique permanente, non pas avec leur propre peuple, mais avec des entités de très diverses natures (partenaires sociaux, partis politiques, lobbies, medias, agences ou institutions internationales, etc), de sorte que la perception par les citoyens du sens général de l'action gouvernementale se dissipe, sauf si un être charismatique se dégage au sommet, ou à défaut, un personnage imprévisible...

On peut trouver mille raisons techniques à cette maladie des vieilles démocraties représentatives. A la base, avant ces multiples raisons, c’est bien la perte de légitimité face au peuple (au sens de la collectivité humaine) qui est la cause première de cette maladie. Les grandes paroles porteuses d'avenir sont réservées aux discours partisans prononcés lors des périodes électorales et aux commémorations - l'accumulation des mots suffit à soulever les émotions et l’on fait semblant d’avoir vécu un grand moment, tandis qu’on n’a rien produit, même pas une illusion – singerie du pouvoir, encore.

Malgré tout, les instances internationales et les plus hautes autorités invitent régulièrement les jeunes nations à se doter d'un régime de démocratie représentative, comme si la légitimité élective pouvait compenser l'incompétence et l’avidité personnelle des dirigeants, comme si les règles de décision à la majorité pouvaient s'imposer dans des pays composés de minorités tout juste rassemblées, comme si une quelconque responsabilité collective pouvait être incarnée par des représentants d'intérêts ou d'idéologies exclusives et expansionnistes. La promotion de telles stupidités criminelles participe à la complexité du monde moderne dont s'alimentent tant de hautes personnalités irresponsables et qui leur sert d'excuse savante.

Et pourtant, le pouvoir dans les démocraties représentatives est très entouré d'organes institutionnels censés lui apporter compétence et expertise ! Mais, en réalité, la plupart de ces organes de conseil se peuplent automatiquement de membres à vie de diverses castes privilégiées et de militants récompensés, tous bien rémunérés pour des travaux qu'ils se contentent d'avaliser après les avoir confiés, aux frais du contribuable, à des consultants ou à des instituts partisans. Au point que, pour reconstituer à peu de frais une légitimité démocratique, on pourrait envisager de remplacer ces organes divers par quelques assemblées de citoyens ordinaires, avec des missions adaptées (plus ambitieuses que celles d’un jury de consommateurs, merci) et selon un mode de désignation indépendant du système électoral.

Alors, on se rapprocherait du seul vrai modèle démocratique, celui de la démocratie directe : le pouvoir du peuple exercé par le peuple.

CastoDerive.jpg La démocratie directe fut inventée par les Athéniens vers le 5ème siècle avant l'ère chrétienne. Le système de sélection des citoyens pour accèder aux charges publiques était tel qu’il permettait (ou imposait, selon un point de vue moderne) à chaque citoyen d’être sélectionné plusieurs fois dans sa vie, pour diverses charges. La sélection, pour une durée limitée, se faisait par tirage au sort pour les charges que nous appellerions représentatives, par élection sur candidature pour les charges exigeant une compétence spécifique.

Dans un tel régime, on abolit toute forme de séparation ou de discontinuité entre le citoyen individuel et la collectivité. La question « quel pouvoir pour quel peuple » se trouve vidée de sens, et chacun est confronté sans intermédiaire à la question autrement plus compromettante : « pour quoi faire ? » suivie de : " comment en rendre compte ? ". Par nature, la démocratie directe est donc un régime d’autolimitation, comme l’a répété Cornelius Castoriadis, par exemple dans Une société à la dérive (Editions du Seuil, 2005). Tiens, justement, quelle devrait-être la principale qualité d’un régime politique pour que nous puissions espérer survivre aux catastrophes écologiques (déclenchées par nos activités) autrement que par une régression sous contrainte ?

N'oublions pas que ces Athéniens de l'antiquité nous ont légué les germes et les racines de notre culture (faussement qualifiée d’occidentale) dans les sciences, les arts et la philosophie, et osons suggérer que ce n'est pas seulement par une coïncidence historique que ces mêmes anciens ont inventé la démocratie directe après avoir expérimenté tous les autres régimes politiques connus à l’époque ! Osons donc reconnaître le pouvoir créateur d’humanité(s) de la démocratie directe.

Comment pourrait-on à présent récupérer cet héritage politique dans une population plus nombreuse et probablement plus diversifiée que celle de l’Athènes antique, en tirant profit des facilités de communication par Internet ? Tout d'abord, l’exemple des anciens nous évite bien des illusions : aucune "démocratie Internet" ne s'imposera par le seul effet de la technologie, à moins d'appeler "démocratie" l'activité sur un réseau social quelconque, ou à moins d'assimiler "démocratie" et vote majoritaire - pourquoi pas en y substituant des sondages d'opinion par Internet... Non, la démocratie a déjà été inventée, c'est une création sociale, on ne créera rien d'équivalent par la seule technique !

Cependant, on peut envisager un type de vraie "démocratie Internet" à partir de la décision partagée de personnes qui se voudront également participantes en vue d'objectifs communs et s'accorderont sur des règles communautaires permettant de réaliser ces objectifs par l’usage d’Internet. Ce n’est pas une utopie; un type voisin de société virtuelle existe depuis longtemps dans le cadre de grands projets techniques, humanitaires, etc où des centaines de personnes sont en relation, dans chaque cas selon des constitutions et des règles de fonctionnement ad hoc qui leur permettent de communiquer, discuter, travailler à distance – mais à l’intérieur d’une organisation hiérarchique et de règles contractuelles prédéfinies par ailleurs, alors qu’une démocratie authentique suppose l’égalité entre les participants. Pour une démocratie authentique sur Internet, il faut donc en plus imaginer l'équivalent de l'agora (l’espace public citoyen) comme théâtre d'élaboration et discussion des propositions, imaginer l'équivalent d'une rhétorique afin que chacun puisse présenter efficacement son point de vue, imaginer (surtout si la population n'est plus homogène culturellement comme celle de l’Athènes antique) comment éviter les dérives blessantes et les fausses interprétations, etc. Autant l’idée d’une « démocratie Internet » générique et l’idée d’une « démocratie Internet » universelle de tous les internautes se révèlent au mieux comme des utopies fumeuses au pire comme des arnaques déshumanisantes, autant la réalisation de nombreuses « démocraties Internet à projets » peut se placer dans le domaine du possible et du souhaitable, réunissant des internautes contributeurs à la réalisation des différents objectifs de ces communautés virtuelles, à condition d’adapter à chaque fois la technique aux besoins d’une communication « démocratique » entre les utilisateurs et non l’inverse.

En guise de conclusion. La question titre du billet est mal posée. La première interrogation devrait être "pour quoi faire ?". En parodiant le jargon philosophique, nous dirons que la question « quel pouvoir pour quel peuple ? » nous maintient fatalement dans la bestialité naturelle des luttes historiques de pouvoir, mais que la question « pour quoi faire ?», si elle est posée en premier, peut nous forcer à plus d’humanité, a minima nous ouvrir à une forme responsable de convivialité – peut-être... C’est, en tous cas, ce que nous avons voulu dire dans la progression de ce billet. Ce n'est donc pas seulement par humilité que nous orientons obstinément ce blog vers la constitution de sociétés virtuelles à objectif. Et si nous nous concentrons sur l'objectif de transmission des compétences personnelles, c’est que cette transmission des compétences nous semble autant ignorée (ou incomprise) que cruciale dans l’exercice collectif de toute forme de pouvoir créatif, par la libération de l'échange des expériences.

samedi 23 novembre 2013

Comment passer entre les fils du Web : discours de méthode

Quelle justesse dans la principale dénomination du réseau des réseaux : le Web ! Oui, une toile avec une bestiole à grandes pattes au milieu…

Le mot « Web » évoque un univers contrôlé par un être qui s’en alimente, tout en se tenant à la fois à l’intérieur et en dehors. C’est le Web des branchés, en même temps le Web du sondage universel instantané au profit de divers agents chargés d’ajuster les messages à diffuser par les medias (pour diverses finalités, par exemple la paix dans le monde, la primauté d’entreprises performantes, le rayonnement d’organisations bienfaitrices).

Et comment ne pas reconnaître la similarité entre ce Web et une image de la construction mentale du monde par le cerveau humain : un amas en treillis (ou un treillis d’amas ou les deux ?), où tout est relié à tout selon des logiques parfois oubliées, et où circule une singularité dont les branchements multiples fabriquent notre interprétation de l’instant présent, potentiellement à la fois étrangère et domestiquée, destructrice et ouvrière.

Cette parenté entre une description analogique du Web et celle du fonctionnement de notre cerveau décrit naïvement une réalité en profondeur. On pourrait en écrire un volume. Ce qui nous intéresse, c’est que ces analogies nous offrent des indices opératoires pour imaginer comment faire évoluer le Web sans forcer notre nature, sans imposer une révolution préalable, simplement par un mode d’emploi, une méthode, afin de nous ouvrir des dimensions latentes de la pensée et, à partir de là, des dimensions nouvelles dans les relations humaines.

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Cette ouverture vers de nouveaux espaces est urgente, car le Web actuel est l’équivalent d’un cerveau réduit aux réactions instantanées des sens primaires, et piloté, pour les idées générales, par injections en continu. L’être humain branché au Web n’est pas un être malheureux. Au contraire, il atteint un niveau de satisfaction mentale qu’il prend pour une libération, du fait qu’il s’approche d’un idéal du moindre effort pour son propre cerveau, un idéal qu’en termes modernes on pourrait assimiler à celui de la « maîtrise de la complexité » - complexité qu’autrement le cerveau humain doit constamment conjurer par l’élaboration de constructions mentales simplificatrices plus ou moins bancales, plus ou moins cohérentes entre elles, plus ou moins pérennes, d’où des efforts pénibles et souvent renouvelés, autant pour entretenir des relations avec un autre être animal ou humain que pour la compréhension de l’avenir de la planète.

Si dans ce blog, plusieurs fois, nous avons dénoncé la fascination mentale pour la "machine", c’est bien au sens de notre tendance normale à la soumission à des systèmes de pensée ou de comportement mécaniques. Cette soumission est spécialement apparente dans l'usage étendu du mot "gérer" dans le langage courant : on ne gère plus seulement une trésorerie mais un business, un problème, un risque, sa liberté, sa vie, et à l’échelle d’un pays, l’Etat ! L'individu branché se revendique autonome, en même temps qu'il s'immerge au milieu des automates physiques et se drogue de mécaniques mentales, s'émerveille d’une illusion de société universelle marchande et jouit d'une maîtrise absolue d’un univers réduit à ses éléments mesurables par des machines. Mais, la seule autonomie véritable dont l’individu branché peut se prévaloir, c'est une autonomie physique, provisoire et relative. En réalité, son autonomie d’être humain se réduit à celle d’un zombie prétentieux, grotesque, dépendant, suicidaire.

Et que le Web nous offre un paradis philosophique devrait nous inquiéter : ce ne sont plus seulement les réponses qui sont toutes faites mais aussi les questions !

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Comment échapper à l’esclavage mental dont ce Web « rétronique » ne fait qu’augmenter l’emprise ?

En passant entre les fils, tout simplement. Ou plutôt, en tissant entre les fils pour démultiplier les possibilités de sens. Car il y a beaucoup d’espace, et même du vide entre les fils.

Pour concevoir un plan d’évasion, il peut être commode d’imaginer notre clôture mentale non pas comme une toile insaisissable agitée d’impulsions imprévisibles, mais comme un joli décor bien stable à 360 degrés en coquille – un décor support de toutes nos explications, représentations, conceptions de notre entourage et du monde – sans aucun vide apparent, ou alors des zones de vides-témoins bien étiquetés en témoignage d’une conception d’ensemble en cours de construction.

Dès lors, il apparaît évident qu’aucune forme d'analyse ne pourra nous faire traverser ce décor familier (non, « la » nature n’a pas « horreur du vide », mais c’est bien notre nature humaine d’habiller le vide), puisque le résultat d’une telle analyse, tous azimuts ou locale, ne pourra que surcharger le décor à l’intérieur de la coquille. Les méthodes d’innovation, toutes fondées sur une recherche d’associations ne pourront elles aussi, par nature, qu’augmenter localement la finesse du décor. Les jeux mémoriels comme la rétro histoire (ou la mauvaise science-fiction) nous permettront d’élaborer ponctuellement un décor imaginaire à partir d’un passé (ou d’un pseudo futur) réécrit selon les pesanteurs et avec les fils du présent, et ce décor imaginaire s’intègrera à l’ensemble existant… Rappelons-nous que nous cherchons de nouveaux espaces mentaux pour agir pratiquement sur notre présent et maîtriser notre destin ; ce n’est donc pas non plus par le délire ou par des invocations magiques que nous y parviendrons, car ces expériences brutales ne feront que brouiller temporairement le décor, nous le rendre étranger, hors de contrôle, nous jeter à la dérive en espérant un naufrage sur n’importe quel récif auquel nous nous empresserons d’attribuer une signification familièrement dérangeante.

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Cependant, nous ne sommes pas sans ressource dans notre projet d’évasion contrôlée. Nous avons à notre disposition toute la panoplie des méthodes de dissociation ponctuelle du décor par l’ironie ou la logique froide, la panoplie des méthodes de déchirure par dérision ou par déplacement de contexte ou par décalage dans la discipline de pensée comme la traduction dans une langue étrangère ou le réexamen actualisé d’options expérimentées mais peut-être faussement caduques - et surtout, pour chacun de nous, l’équation personnelle en révélateur critique d’un décor de convenance majoritaire, dont les approximations ressortent lorsqu’on les confronte à une expérience personnelle - bien évidemment les expériences amères sont plus favorables à ce genre de découverte. Ainsi et par d’autres méthodes, nous pouvons réaliser une évasion mentale de l’intérieur du décor, en le modifiant localement mais radicalement, sans rupture mais sans anesthésie donc pas sans douleur et même pire encore : avec humiliation - autrefois, on aurait dit avec pénitence !

Un exemple pour illustrer l’une des évasions proposée dans notre blog : la dissociation de citoyenneté et nationalité, deux termes habituellement conjoints au point de suggérer leur interchangeabilité, ouvre des possibilités quasiment infinies de réforme des régimes « démocratiques », à condition de s’affranchir des plates dissertations fondées sur de prétendues « leçons de l’Histoire » ou de prétendus principes intangibles. Il ne sert cependant à rien de multiplier les utopies à partir d’une telle dissociation, surtout dans la situation d’urgence que nous vivons. Il convient de sélectionner quelles possibilités seraient pertinentes en regard des réalités, et comment leur mise en œuvre pourrait s’envisager concrètement. Et d’imaginer comment en pratique, un citoyen acteur de la république et responsable devant ses égaux concitoyens, pourrait être, dans la vie sociale et pour la société dans son ensemble, une toute autre personne qu’un voisin dont la seule caractéristique est d’avoir la même nationalité au sens administratif du terme…

Autre exemple détonant : la dissociation entre compétence et connaissance, centrale dans ce blog.

Ici, introduisons un petit mot à l’intention des personnes cultivées qui pourraient s’offusquer de l’absence de référence à la caverne de Platon (La République). Pour nous, cette caverne de Platon fait partie du décor culturel des créations mentales. Contrairement à ce qui est exigé des philosophes par Platon, nous ne prétendons pas sortir de ce décor pour accéder à une forme de révélation. D’ailleurs, on ne peut qu’être dubitatif sur la possibilité d’une telle révélation et sur la possibilité de sa compréhension par de simples mortels, si on considère l’apport de la philosophie à l’humanité après Platon, et spécialement dans notre monde contemporain, mais ceci est une autre histoire…

Bref, plutôt que de nous agiter en tous sens à la poursuite de pseudo innovations lbrevetables, plutôt que d’empiler des arguments en faveur de révolutions impossibles, plutôt que d’aspirer indéfiniment à une quelconque transcendance, nous préférons une forme d’évasion par regonflage local et rénovation de notre coquille commune ! Avec l’objectif précis que nous nous sommes donnés (voir paragraphe suivant), cette méthode nous permet de récupérer du matériau mental « hors d’attente », mais aussi de rejeter le matériau inutilisable « hors d’atteinte ». Car pour nous, la liberté, c’est pour faire quelque chose, sinon elle n’est qu’un mot confortable collé sur un vide.

Rappelons que notre objectif est la création d’un Web alternatif, physiquement complémentaire du Web actuel, consacré aux sociétés virtuelles à objectif et plus spécialement au partage direct des compétences entre les personnes. Et que, avec l’apport d’innovations relevant de diverses disciplines, cet objectif de transmission des compétences à l’ère numérique nous semble faisable dans l’architecture originelle du Web, malgré qu’il soit actuellement grossièrement ignoré ou à peine esquissé à la marge. Et que la réalisation de cet objectif nous semble fondamentale pour la construction d’un avenir d’humanité conviviale et réconciliée.

Fin du discours de méthode.

Liens vers quelques billets du blog
Sur la fascination mentale pour la machine : Dick, l’homme, le robot
Sur nos questions toutes faites : Pensées d’un requêteur d’occasion
Sur la dissociation entre citoyenneté et nationalité (et différents niveaux de citoyenneté) : Pour une révolution quantique de la société binaire
Sur la dissociation entre connaissance et compétence : Entonnoir du savoir, déchiqueteur des compétences
Sur la convivialité : Lueur à suivre

samedi 6 juillet 2013

Sites héritages, convivialité

Dans certains cimetières aux Etats Unis, sur les pierres tombales, on trouve un code à barres permettant de se connecter vers un site Web à la mémoire du défunt, diffusant ses morceaux de musique favoris, montrant ses objets préférés, etc.

Par ailleurs, voici qu'on nous assène, d'après les notes d'une infirmière australienne, le top 5 des regrets de nos fins de vie :

  • ne pas avoir eu le courage de vivre sa vie plutôt que celle voulue par les autres,
  • avoir consacré trop de temps à son travail,
  • ne pas avoir su mieux exprimer ses sentiments,
  • avoir perdu le contact avec ses amis,
  • ne pas s'être autorisé plus de bonheur.

Bien entendu :

  • nous respectons les proches des défunts, pour qui la seule évocation d'un lieu, d'un objet, d'une musique, d'un parfum, d'un événement local, suffisent à faire revivre en eux les disparus - mais pas en nous hélas.
  • nous respectons les personnes âgées, même si leurs paroles sont réinterprétées comme des leçons de vie pour le bien-être d'individualistes frénétiques d'une société d'abondance consacrée à l'engraissement du PIB national

Cependant, nous affirmons que ces pratiques post mortem et ces conseils pour réussir nos vies sont les résultats d'une propagande d'abrutissement d'un demi-siècle, à présent considérablement amplifiée par le Web.

En effet, quels progrès ont été accomplis récemment grâce au Web !

  • Une tombe (virtuelle) de pharaon avec trophées et objets familiers, c'est à la portée de tous.
  • Notre développement personnel au milieu de nos amis virtuels. c'est tout de suite en quelques clics, pour exprimer librement notre sentimentalité à l'eau de rose, partager instantanément nos doutes et nos certitudes déjà si bien décrits dans les sondages, jouir des dernières offres à prix sacrifié, même au boulot !

PrcSCx.jpg Alors, chacun de nous peut disparaître sans regret ! Les autres n'en souffriront pas beaucoup, en admettant qu'ils s'en aperçoivent, si occupés de leur propre bonheur en précieuses causeries avec leurs semblables...

La propagande assimile le sens de notre vie à la poursuite d'une forme convenue de bonheur personnel, quel que soit l'habillage que nous en donnons, même le plus altruiste ou le plus imprégné de transcendance. Les théories de l'optimum social nous démontrent que le libre jeu des égoïsmes conduit à l'optimum, n'est-ce pas ? Laissons les ronchons nous rappeler que c'est un optimum au sens économique sans autre qualification (notamment, du point de vue de l'"égalité" et de la "justice"), et que ces théories ne disent pas dans combien de temps on pourrait atteindre cet "optimum", ni comment on pourrait s'en approcher, sauf dans un univers imaginaire de compétition libre et non faussée et toutes choses égales par ailleurs - ce qui, à l'évidence, nous fera évoluer en douceur vers le meilleur des mondes...

En l'état, le Web est l'instrument idéal, neutre et "en toute liberté", de la propagation des théories et des croyances, pour la crétinisation des savants, pour l'asservissement mental généralisé. Le Web dans son intégralité : pas seulement en tant que media, mais comme base de sondage instantané et lieu de soumission hypnotique. En effet, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité à cette échelle, "on" peut observer et mesurer en temps réel dans un large échantillon de populations bien caractérisées, la diffusion des annonces, idées, bobards, bidules et symboles qui ont été introduits dans les organes médiatiques à partir des savantes productions de diverses agences d'influence et de leurs répétiteurs. "On" peut ensuite analyser les mutations de ces annonces, idées, bobards... et, bien entendu, les contrôler pour invasion, hybridation, et toute la palette des techniques de manipulation des esprits. Et, pour l'action personnalisée sur les usagers du Web dans le sens des opinions majoritaires ou destinées à le devenir, les robots spammeurs font figure d'antiquités grotesques à côté des dernières générations d'automates intelligents....

A l'encontre de cette basse réalité, venons en à notre sujet, à savoir les sites personnels héritages. Pendant que nous sommes encore en vie et que la honte de ce que cela implique pour des citoyens d'un pays "riche" ne nous étouffe pas complètement, osons imaginer un autre Web, celui des personnes (ou collectifs, peu importe) qui envisagent de partager directement avec d'autres leur expérience de la vie, pas en général au plan philosophique, mais ponctuellement et pratiquement dans un domaine défini à chaque occasion et dans le cadre d'une réalisation concrète par l'un des protagonistes (ce but peut être modeste, par exemple la fabrication d'un plat gourmand).

La base de ce Web alternatif, ce sont des sites personnels, des sites héritages, où chacun décrit schématiquement son parcours de vie et relate plus en détail les quelques récits personnels importants pour lui, au besoin en faisant référence à des archives de documents contextuels (pas seulement pour les facilités encyclopédiques, mais pour la compréhension de l'implicite et l'intuition du non-dit de chacun). Ce web là contient des plates formes de formation - discussion en accès libre où chacun peut-être maître ou élève selon l'échange à réaliser, des annuaires inversés par thème à l'intérieur de réseaux tuteurs, etc. Un exposé complet se trouve dans l'ouvrage de référence en lien, Essai sur un Web alternatif. On y trouvera aussi les éléments d'une constitution des sociétés virtuelles pour le développement de dialogues constructifs des sites héritages (oui, vous avez bien lu, c'est le problème de la poule et de l'oeuf), les principes d'étiquette à respecter et un modèle adapté d'interaction (modèle CHOP), etc.

Ah, cette personne sous la tombe en Californie, à part sa musique favorite et ses objets fétiches, je voudrais qu'elle ait pu laisser une simple liste des diverses périodes de sa vie, qu'elle ait pu indiquer les périodes qu'elle a considérées comme importantes, qu'elle ait pu raconter pourquoi en quelques récits plus détaillés... Conducteur de taxi, assureur, chômeur, agent d'assurance, pilote intérimaire, rien de tout cela ou tout cela à la suite, cela me parlerait, j'en suis certain, à moi si loin et si éloigné de sa culture, bien au-delà de ce qu'elle m'aurait dit ou montré ou fait entendre... J'irais fouiller des encyclopédies, rechercher des cartes, compulser des albums de photos, à la recherche des trésors qu'elle m'aurait légués sans le savoir et que je serais le seul à pouvoir trouver, débris de compétences, étincelles d'intelligence, indices de projets, pour moi bien plus que des cendres trahies à la pelle dans une biographie reconstituée.

Sinon, pas de convivialité.

lundi 24 juin 2013

Lueur à suivre

convivialisme_couv.jpg Enfin !

Le manifeste convivialiste, déclaration d'interdépendance, (Editions Le bord de l'eau, 2013) traite en 40 pages de la question de notre futur : comment vivre ensemble sur notre planète terre ? Dit autrement : sur quelles bases minimales pouvons-nous espérer la survie d'une humanité civilisée, malgré les conflits inévitables et la dégradation inéluctable des conditions de vie ?

Vous trouverez facilement sur le Web d'excellents résumés du manifeste.

Pour soutenir le manifeste, c'est là : http://lesconvivialistes.fr/

Suggestion : si vous le pouvez, achetez le petit livre "Pour un manifeste du convivialisme" (Editions Le bord de l'eau, 2011, par Alain Caillé), document préparatoire plus détaillé que le manifeste, notamment sur les fondements anthropologiques, les incertitudes de la démarche proposée, les difficultés du multiculturalisme.

C'est évident : en l'état, ce manifeste convivialiste, oeuvre collective, risque d'être empilé sur le tas des déclarations et chartes "alternatives" :

  • Tant de gens sont intérieurement convaincus qu'ils sont, eux personnellement, indispensables à ce monde-ci et au destin de l'univers, et que tout sur terre n'existe que pour servir ce destin,
  • Tant d'autres gens sont convaincus que leur existence ne peut se concevoir hors d'un plan divin révélé, dont nul ne doit, ne peut imaginer se soustraire, dans la lettre comme dans l'esprit,
  • Tous ceux-là, avec les "on n'y peut rien" et les "je verrai plus tard", sont nombreux, ils sont les représentants de très vieux fonds culturels, ils sont contre tout manifeste d'interdépendance universelle parce qu'ils ont des réponses définitives ou restent figés sur des questions exclusives, ils n'ont que faire du convivialisme ou ne peuvent y distinguer que les aspects déstabilisateurs.

Une urgence première est donc d'inventer comment faire participer ces divers opposants aux travaux pratiques du convivialisme sans tenter de les convaincre des attendus.
Peut-on le faire sans innover dans le domaine social ? La réponse est dans la question.

convivialisme.jpg Et justement, concernant le Web, certaines déclarations du manifeste pages 31-36 nous paraissent très optimistes. Il nous semblerait plus juste d'adopter une position tranchée dans le prolongement de nos remarques précédentes :

  • Internet est devenu objectivement un instrument de dépendance, le coeur de toutes les manipulations médiatiques,
  • Son développement en architecture centralisée de services provoque une augmentation importante des consommations d'énergie mondiales,
  • Le crétinisme ludique de Petite Poucette pourra certainement dans quelques siècles faire muter l'humanité vers une ère nouvelle, comme cela s'est produit peut-être pour la taille du silex, mais nous n'avons pas le temps !
  • Tout reste à faire dans le domaine de la création sociale sur le Web (les communautés qui ont produit Linux et Wikipedia sont des cercles de techniciens à finalités étroites, ce sont de bons exemples à étudier mais ils ne sont pas des modèles universels),
  • La constitution de sociétés virtuelles participatives ouvertes sera un instrument majeur de développement (ou de renaissance) du lien convivial, mais ce ne sera pas facile, c'est une entreprise d'innovation multidisciplinaire.

Rappelons ici que la constitution de sociétés virtuelles (au pluriel) destinées à la transmission des compétences personnelles (ou si on préfère : au partage de l'expérience de la vie), est l'un des thèmes porteurs du présent blog. Peut-être les auteurs du Manifeste pourront y puiser quelques idées utiles.

Ces remarques ne portent pas sur le fond.
Nous sommes en accord avec le manifeste convivialiste.

Merci de voir notre billet "Web ting" tout récent, d'un autre point de vue sur le convivialisme.

Web et Ting

La saga de Njal est un cadeau de l'histoire, à plus d'un titre, dont celui de sa surprenante actualité.

saga_book_f13r.jpg

C'est en volume la plus importante saga islandaise. Compilée au 13ème siècle du calendrier chrétien, elle nous décrit une vendetta déployée sur plusieurs générations autour de l'an 1000.

Quelles étaient les intentions de l'auteur ou des auteurs de la saga de Njal ? Il s'agit en tous cas d'un récit singulier car le personnage qui donne son nom à la saga n'est pas un héros au sens habituel. C'est un juriste (par ailleurs propriétaire laboureur). Il agit en tant que conciliateur, avec un succès certain et une bonne dose de rouerie... L'histoire se termine mal pour lui et pour sa famille, bien avant le terme du récit. Dans la longue période de temps couverte, plusieurs dizaines d'autres personnages, dont certains sont plus proches des héros habituels, nourrissent la saga de leurs faits et gestes, isolément ou en groupe, plus ou moins "bons" ou "méchants" ou simplement astucieux et chanceux selon les alliances et les circonstances.

Parmi les âneries sublimes proférées par des préfaciers modernes de la saga de Njal dans un élan de modestie, nous allons commenter celle-ci : "En ces temps reculés, l'assemblée annuelle de l'althing permettait tout juste d'éviter les massacres généralisés."

Dans la saga de Njal, en effet, il existe une assemblée, le ting ou althing, où se règlent les conflits par compensations financières; mais cette assemblée n'est pas qu'un tribunal, elle est l'assemblée des notables de l'ïle. Leurs décisions sont respectées, toutes choses restant égales par ailleurs (ce sont des changements marginaux après coup qui relancent la vendetta)... Dans la mesure où il n'existe pas de hiérarchie (entre les notables), et où tout le monde doit respecter des formes définies, le ting peut faire penser à une sorte de démocratie antique. Platon en aurait certainement dit du mal s'il avait été contemporain.

Voici quelques détails succulents des formes légales de ces "temps reculés" : vous avez occis ou blessé quelqu'un pour une raison quelconque, vous devez convoquer aussitôt des témoins de votre acte et leur faire prêter serment, afin de fixer leur témoignage de votre comment et de votre pourquoi, en vue de la négociation au ting de la compensation que vous verserez aux victimes. Sinon, en l'absence d'enregistrement formel par des témoins, si votre méfait devient public, vous êtes considéré comme hors-la-loi, et alors mieux vaut pour vous partir vous faire pendre ailleurs. Le cas est prévu : le ting décidera de la date limite à partir de laquelle vous devrez avoir disparu de la surface de l'île.

feuilles2.jpg Ce que nous décrit la saga en grand détail, au moins autant que les péripéties d'une vendetta et les étincelles des rivalités sans complexe, c'est la corruption du système de conciliation du ting. Les plaidoieries portent sur des contestations de procédures plus que sur le fond, les défenseurs spontanés des diverses causes sont parfois de malins chicaniers rémunérés (ce qui est évidemment interdit), les argumentaires s'articulent pour dissimuler les racines véritables des conflits. De plus, les parties ne se privent pas de rechercher activement le soutien des futurs juges avant la délibération de l'assemblée. Pire encore, une amélioration du système par la création d'une super assemblée, attribuée au héros Njal, s'avère en partie motivée par son projet personnel de procurer une chefferie à son fils adoptif...

Il est difficile de ne pas céder à l'analogie entre le ting de la saga et nos institutions internationales ! Car, à l'évidence dans ce domaine, nous sommes toujours dans les "temps reculés" de la société humaine au sens large, et nous gérons piteusement les relations entre sociétés humaines. Il serait pourtant urgent de dépasser la honte de cet état, et d'imaginer comment l'augmentation prévisible des tensions entre les peuples pourrait être surmontée par l'effet d'une "justice" qui permettrait à chacun de prendre sa part d'amertume, notamment du fait que le "progrès" par la dissipation des énergies fossiles, c'est déjà fini et que tous les peuples de la terre vont en souffrir.

Ah, si tout le monde pouvait s'accorder sur quelques valeurs... Hé bien non, la saga de Njal ne nous laisse aucune illusion sur l'influence des valeurs partagées sur nos comportements. Par exemple, la saga nous relate, en quelques lignes agrémentées de diversions quasi comiques, la conversion vers l'an 1000 de l'ïle au christianisme, par décision du ting. Cette décision importante n'empêche pourtant pas le développement ultérieur de la vendetta entre les personnages, individuellement convertis ou pas, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que deux protagonistes, qui ont objectivement épuisé les raisons de s'entretuer. Tout à la fin, la lourde mention répétée du coût financier des pélerinages parallèles des deux survivants à Rome et de leurs entrevues avec le pape renforce la perception de la transcendance que la saga nous communique. Par ailleurs, dans tout le texte, la symbolique demeure celle du fond païen mais, à part deux passages épiques sans doute recopiés d'autres sagas, les éléments de surnaturel ou de magie sont rares dans la saga de Njal, décoratifs, tout au plus malicieux ou prémonitoires, et l'influence de ces éléments sur les actes des uns et des autres est décrite comme imaginaire, quasiment comme l'aurait fait un observateur anthropologue de nos jours. S'il faut absolument y déceler des indices d'une fatalité d'arrière plan, c'est la fatalité de l'humain profond, pas celle des décrets de puissances occultes. Par sa forme et dans le contenu de son récit, cette saga ne ressemble pas à l'Illiade d'Homère ni aux oeuvres de J.R.R. Tolkien ni aux évocations de R. Howard, par exemple. Amateurs d'aventures épiques et de contes merveilleux, admirateurs de héros romantiques et de beaux sentiments, collectionneurs d'histoires édifiantes, passez votre chemin !

Pourtant, on se relève la nuit pour poursuivre la lecture de la saga de Njal... En plus de 300 pages, chacun peut trouver son compte.

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Le message majeur de la Njal saga pour nous actuellement, c'est certainement celui du dangereux immobilisme de nos pauvres créations sociales, dont les pesanteurs rendent nos sociétés vulnérables aux affrontements à répétition. La saga des "temps reculés" nous expose pourquoi les pesanteurs responsables de cette misère criminelle ne peuvent pas être atténuées par un niveau de richesse matérielle ni par l'astuce des dirigeants ni, dans un autre registre, par aucun miracle fédérateur - et comment les pesanteurs peuvent s'en trouver même renforcées. Qu'il est illusoire de prétendre surmonter notre carence de création sociale en modifiant des règles du jeu dans un contexte d'organisation existante. Qu'on ne change rien non plus aux fondements pratiques d'une société ni à ses dérives en la plaçant telle quelle à l'ombre de grands principes ou de commandements transcendants. Que les époques paisibles sont rarement le résultat logique d'un accord raisonnable accepté par tous, mais plutôt l'effet d'une décision partagée, à caractère exploratoire ou carrément expérimental, pour éteindre provisoirement un conflit conventionnellement défini à un instant donné...

La saga de Njal nous offre un scénario parfaitement crédible de l'avenir d'une humanité quasi démocratique, dans des conditions insulaires meilleures que celles de notre planète, car l'Islande de l'époque n'est pas surpeuplée et à la voile on peut voyager vers d'autres terres d'accueil pour y projeter ses forfaits et ses rêves parmi des cousins culturels. La saga se termine bien... après que le pire se soit produit.

Interprétons encore autrement, dans notre actualité. La réalisation de nouvelles finalités concrètes dans une société humaine, ou encore de manière plus pressante, la préservation de finalités vitales dans des conditions nouvelles qui remettent brutalement en cause leur réalisation (exemple fournir aux particuliers l'énergie nécessaire à leur vie courante malgré l'arrêt des centrales à combustibles fossiles), imposent une innovation sociale "à la mesure des défis" en relation directe avec lesdites finalités. Et cette innovation sociale ne peut certainement pas s'implanter à partir de quelques discours officiels fondateurs, ni s'enraciner à partir de plans d'investissements assortis de dispositions réglementaires et fiscales. Même s'il ne s'agit jamais de changer toute la société alors qu'on vise des finalités limitées, ce ne sont là que des mesures techniques d'accompagnement de l'innovation. Dans le domaine social, le centre et le moteur de l'innovation sont situés dans la tête de chacun.

Dans cette optique, il est clair que le Web peut-être à la fois un facteur et un propagateur d'innovations sociales à condition de s'en servir spécifiquement en vue des seules finalités poursuivies (plutôt que l'inverse, à savoir par exemple interpréter les finalités par les fonctions d'une plate forme collaborative disponible ou pire encore, les assimiler à des thèmes de "communication"). Par le Web, on pourrait en particulier développer les relations directes entre particuliers dans le domaine du partage d'expérience et enrichir l'intelligence et la réactivité des relations entre particuliers et services publics, très au-delà des faux semblants à prétention universelle et bien mieux que les quelques sites précurseurs actuels. Il est pour cela indispensable de susciter et d'entretenir une forme adaptée de participation de chacun vers les finalités définies, d'où la nécessité pratique de communautés virtuelles constituées avec leurs propres conventions d'identité, d'expression, de partage, précisément en fonction de ces finalités.... Voir nos billets sur les tags identité, étiquette et société virtuelle notamment.

A l'opposé, tant qu'un marketing au ras des pâquerettes prétend nous imposer la vision d'Internet comme un réseau de diffusion de chaînes de télévision à haut débit, ou comme un distributeur de culture en débit instantané ou comme le canal magique des télécommunications étendues, nous restons bloqués dans des "temps très reculés" bien antérieurs à l'innovation du ting !

mercredi 22 mai 2013

Cuisine du sens

Voici donc pour la fête des Mères une idée de cadeau : la tablette spécialisée sur les recettes de cuisine.

chefpadarchos.jpg

Dans les contrées où les mères n'ont pas le temps de faire la cuisine, par exemple parce qu'elles "travaillent" (selon la façon de parler courante pour dire qu'elles sont rémunérées pour des tâches qu'elles effectuent ailleurs que dans leur habitation), ce cadeau devrait naturellement se destiner à une grand mère ou arrière grand mère. Si cette grand mère ou arrière grand mère ne connaît rien à l'informatique, il va de soi (?) qu'elle appréciera particulièrement la facilité de maniement de la tablette tactile par rapport à la souris d'un PC classique. Le seul détail à régler est qu'il lui faut une connexion wifi permanente à Internet. Car la merveilleuse tablette encyclopédique culinaire ne peut pas se passer d'Internet. Espérons que ce détail ne sera pas fatal à la bonne idée de départ...

Il existe sur le Web, rien qu'en langue française, des milliers de sites traitant au moins partiellement de la cuisine et plus particulièrement de bonnes recettes.

Existe-t-il une enquête sur le retour d'expérience de ces sites ? Pas une statistique sur le nombre de connexions, mais sur l'utilité perçue par les personnes qui se sont connectées et ont parcouru la liste des recettes, peut-être en ont téléchargé une ou deux... Qu'en ont-elles retiré pour elles-mêmes et, dans ce cas, ont-elles remonté leur expérience vers les auteurs des sites de quelque manière ? Et qu'ont-elles dit ou qu'auraient-elles voulu dire : par exemple que la recette publiée lui a donné l'idée d'essayer un nouvel ingrédient dans une recette familiale déjà connue ou une façon plus rapide de réaliser la préparation, la cuisson... ?

De fait, cette enquête est impossible sur le Web tel qu'il est, ou plutôt sur la parodie de Web qu'on prétend nous imposer à base de "services" monodirectionnels. Les remontées vers les sites Web thématiques tels que les sites de recettes de cuisine sont inexistantes, ou rarissimes, et les remontées pertinentes encore plus. Si ces sites Web thématiques fleurissent malgré tout, c'est en grande partie par mimètisme (justement, comme les balcons fleuris dans certaines régions) et parce que le choix de thèmes "neutres" permet aux auteurs de recevoir des mots aimables de leur proche entourage et des photos sympathiques de bébés ou d'animaux de compagnie supposés goûter les recettes proposées en partage (si ce n'est pas la réalité, si la tarte vient du boulanger du coin, ce n'est pas important). Bref, ces sites culinaires sont des prétextes à nourrir des relations déjà établies plutôt que des fenêtres ouvertes en vue d'échanger "avec le monde entier".

Cette relative pauvreté des remontées d'expérience en dehors d'un petit cercle oblige à prévoir que l'amélioration globale du contenu et de la pertinence des sites Web de cuisine ne pourra se réaliser qu'à la marge, grâce aux nouveaux sites qui feront "mieux" que les anciens sites encore actifs et nombreux. Plutôt que "mieux", il serait d'ailleurs préfèrable de dire "plus à la page" car pour faire "mieux", il faudrait que les auteurs des nouveaux sites aient parcouru les sites anciens ou tout au moins se soient fait leur propre idée sur les types d'améliorations ou de modernisations souhaitables - or cette réflexion préparatoire est une hypothèse plus que douteuse compte tenu de la finalité personnelle des sites consacrés à la cuisine.

En résumé, le Web des sites de cuisine, c'est une bande de sourds qui hurlent chacun pour soi selon la modulation à la mode et que seuls leurs voisins les plus proches peuvent entendre.

On peut penser que, pour surmonter l'étroitesse de la communication, il suffirait d'un acte participatif des passants qui se connectent à un site et y trouvent quelque chose d'intéressant pour eux dans leur vie. Certainement cet acte participatif en retour devrait être plus précis, plus nuancé, plus personnellement impliquant qu'un clic "j'aime", absolu, définitif, intégral pour son émetteur, impératif pour son destinataire. Alors, au travers des dialogues participatifs de retours d'expériences, nous aurions sur le Web un essor du partage des savoirs personnels. En effet, si une méthode de partage existait pour les recettes de cuisine, elle vaudrait pour bien d'autres sujets du même genre. Précisons tout de même : il s'agirait du partage d'expériences thématiques entre des personnes qui ne se connaissent pas, ne sont pas forcément de la même culture, mais ponctuellement se transmettraient gratuitement une part de leur vécu, par un échange aller retour des informations utiles à la compréhension réciproque des thématiques concernées.

Un tel partage des expériences personnelles demeure techniquement dans le domaine du faisable, puisque c'était une destination première du Web. Mais attention : la technique informatique n'y suffira pas, notamment parce que l'établissement et le déroulement d'un dialogue participatif requièrent ce que nous avons appelé ailleurs une étiquette (voir ce tag dans notre blog). Notons en passant que la réalisation des solutions que nous proposons remettra en cause les algorithmes actuels des moteurs de recherche et peut-être même l'intérêt de ces moteurs à prétentions universelles, mais ceci est un autre sujet...

Dans le cadre du présent billet, nous approfondissons le cas de la recette de cuisine, parce qu'il permet simplement de découvrir d'autres dimensions de la difficulté de l'exercice (l'échange d'expérience personnelle), qui sont aussi constitutives de son intérêt.

Comprimons le développement au plus juste :

  • je ne peux jamais suivre à la lettre la recette trouvée sur un site Internet, soit que je ne trouve pas exactement tous les ingrédients, soit que je n'ai pas le matériel requis, soit que je ne comprenne pas certains termes, soit que le produit ne me convienne pas tel quel (nombre de convives, aspect, parfum dominant, etc);
  • donc, au mieux, j'adapte;
  • et d'ailleurs, ce sera avec les ingrédients que je peux acheter dans le coin et que je sais préparer, avec les ustensiles que je possède et que je sais bien utiliser, avec le four que j'ai (ou que je n'ai pas) et que je connais, et au total, en fonction des mes capacités;
  • de toute façon, il faut que ce soit bon à manger, alors prudence avec les nouveautés;
  • oui, qu'est-ce qui me garantirait que les nouveaux ingrédients que je ne connais pas, que les astuces de préparation ou de cuisson que je ne connais pas, je saurais m'en débrouiller; par exemple comment éplucher ce légume inconnu, pour obtenir quoi exactement, et qu'est-ce que je fais du jus ? hélas, je ne connais personne qui pourrait me dépanner...;
  • et encore, qu'est-ce qui me garantirait que les ingrédients listés dans la recette sur Internet, si je me les procure dans les magasins du coin, sont bien ceux de la recette ? Et si, par exemple, ceux qu'on m'a vendus ont moins d'arôme, comment compenser ce déficit, en forçant la dose, en cuisant plus fort ou plus longtemps ou en ajoutant du sel ou du poivrre ou du piment, ce n'est pas dit dans la recette !
  • de toute façon, laissez-moi rire, la recette de l'arrière grand-mère de nos campagnes, c'était avec du lait de ferme qu'on ne trouve plus dans les fermes actuelles, et c'est pareil ou pire pour les oeufs, la farine et l'eau; et la composition naturelle et le goût des ingrédients de l'époque variaient fortement selon les saisons et les conditions climatiques; en plus, l'arrière grand-mère, faisait sa cuisine sur une plaque au dessus d'un poële à charbon de bois, à vue, sans référence précise de température; et elle se débrouillait presque aussi bien quand elle n'avait pas le nombre d'oeufs nécessaires ou qu'il fallait remplacer le lait par de l'eau, ou qu'il n'y avait plus de sucre; alors sa "recette" sur Internet, c'est au mieux une tentative de reconstitution d'un passé imaginaire; complètement bidon, oui;
  • et donc, le goût extraordinaire vanté par la recette du site Internet, même si je pouvais exécuter cette recette parfaitement avec les ingrédients authentiques, il ne me plaîrait probablement pas, et j'aurais raison de ne pas aimer !

Généralisation 1. En l'absence d'une étiquette de dialogue, le partage d'expérience entre deux personnes vivantes n'est pas différent de celui entre une personne vivante et un ancêtre décédé depuis longtemps.

Généralisation 2. Pour pouvoir partager de l'expérience, les échanges de notices techniques ne suffisent pas; il faut pouvoir expliciter les finalités, les références et les contraintes implicites de chacun, même en restant à l'intérieur d'un cadre thématique; de toute façon, une telle explicitation n'est envisageable que par un dialogue volontairement cadré à l'intérieur d'une thématique (qui pourra être un objectif "comment arrêter une fuite d'eau ?" ou "comment réaliser telle recette ?"), mais, même dans ce cadre restreint (qui sera interprété différemment par chacun des protagonistes), chacun devra accepter de dévoiler une partie de sa vie pratique et de son environnement, afin que les bonnes questions puissent lui être posées et qu'une compréhension (pas forcément un accord) s'établisse à partir de ce que chacun suppose que l'autre connaît ou comprend.

Généralisation 3. Même à l'intérieur d'un cadre thématique, même un dialogue oiuvert et constructif ne pourra pas dévoiler spontanément tout ce qui serait utile à chacun pour la compréhension des autres, en particulier et par définition, dans le domaine de la culture implicite (ou de l'imaginaire social); cette difficulté est évidente entre des contemporains de différents pays, encore plus évidente lorsqu'il existe un décalage de générations entre les protagonistes (à l'extrême lorsque certains sont décédés et que l'on ne peut plus "dialoguer" qu'avec leurs oeuvres); d'où l'utilité d'encyclopédies archivées en versions décennales, de collections de journaux locaux, etc, accessibles comme références de vocabulaires et de concepts; à condition de savoir s'en servir pour le dialogue plutôt que pour se rassurer sur sa propre science.

Généralisation 4. Le partage de l'expérience, c'est un partage de compétence; idéalement, chacun doit apprendre quelque chose de l'autre, évidemment pour son propre bien; l'enrichissement peut provenir simplement du fait que chacun est porteur d'une expérience permettant de surmonter tel ou tel incident ou imprévu dans un contexte particulier dans le cadre de la thématique de l'échange; autrement dit, ce partage ne peut-être qu'à valeur ajoutée.

Il existe donc un avenir du Web comme technique de partage de l'expérience personnelle. Mais c'est un autre Web !

Pour terminer ce billet et justifier son titre. Si nous prenons les valeurs (ou les révélations fondatrices) de nos sociétés comme les ingrédients de notre culture implicite, l'analogie culinaire nous dit que nos valeurs ingrédients ne peuvent pas être considérées comme des données immuables, même localement. Et que nous construisons le sens de nos vies comme nous inventons nos propres recettes, avec nos proches. Et que d'autres moins proches élaborent des recettes différentes. Alors, la cuisine du sens, ce serait le pouvoir de partager notre sens de la vie en contribuant à celui des autres. Cette analogie nous dit aussi que cette cuisine du sens n'exigerait de nous aucune condition préalable de renoncement ni de remise en cause de nos croyances profondes.

Bref, il semble qu'il existe par là une certaine marge de progrès...

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