Nous ne pouvons juger ni commenter le livre sur "La dignité de penser" de Roland Gori (Les liens qui libèrent, 2011). Il nous vient d'une autre planète, celle des "psys", comme on dit chez les "scientifiques".

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Cependant, nous avons eu l'impression d'une parenté sur de nombreux points, notamment l'urgence d'entretenir nos mémoires collectives et nos cultures en développant nos récits personnels, imparfaits, incomplets, destinés à la transmission de l'expérience humaine de chacun à chacun, au lieu de nous laisser mettre en cage par une Communication bidon et par des techniques informatiques oppressives.

En chemin, nous avons cru repérer deux divergences, assez générales vis à vis des "Psys", pour qu'elles méritent un développement.

Premier petit désaccord : non, M. le Psy, l'informatique n'est pas coupable d'une catastrophe récente de l'esprit humain. L'informatique est une technique, il faut la distinguer de son usage, qui peut effectivement être nuisible, notamment par des fanatiques ou par des malins sans scrupule. En revanche, le Web apporte une dimension nouvelle dans l'outillage des manipulations et l'inoculation des maladies de la pensée. Mais ni l'apparition des maladies de la pensée, ni le déploiement des propagandes manipulatoires ne sont imputables à l'informatique. "Ce qui est nouveau avec le Web, c'est le niveau de généralité et d'instantanéité de la diffusion événementielle, d'où la perte des lettres (au sens de la recherche d'une expression juste et réfléchie), d'où la dévalorisation de l'intermédiation (remplacée par des réseaux répéteurs), d'où l'assujettissement de nos esprits à un vécu formel d'émotions normalisées."

Au total, concernant ce premier désaccord, nos analyses sont différentes de celles de R. Gori, mais certainement pas les conséquences que l'on peut en tirer.

Deuxième désaccord, plus profond. La plupart des ouvrages admettent que le langage articulé est une caractéristique humaine, et même qu'il serait le propre de l'homme. Au contraire de cette affirmation sans nuance, nous soutenons l'hypothèse que la capacité humaine de créer des étiquettes de comportement pourrait précéder le langage, et même en être la source.

Autrement dit et pratiquement, l'affirmation banale que le langage serait la condition de la communication humaine nous prive d'un univers de possibilités d'échanges, en particulier entre des personnes de cultures différentes. Il s'agit de l'univers de la communication fondée sur une étiquette comportementale, notamment dans les cas de spécialisation, où le besoin de communiquer ne nécessite pas la complexité d'un langage à vocation généraliste. Un exemple banal de communication comportementale spécialisée est donné par les signaux du code de la route; autre exemple : les échanges entre scientifiques dans un domaine technique étroit se réalisent en pratique indépendamment de la langue de travail - on se tromperait en disant qu'il s'agirait simplement d'une sous-langue technique, c'est plutôt une culture spécifique d'échange qui réutilise des éléments d'une langue existante d'une manière conventionnelle et propre à la communauté du domaine considéré.

Il serait futile de considérer l'univers des étiquettes de comportement comme un territoire d'exploration strictement réservé à l'anthropologie des dernières peuplades coupées de l'économie financière. Au contraire, c'est un univers disponible à la création libre, où des communautés constituées sur des finalités peuvent construire leur outillage de communication adapté, par exemple demain sur le Web.... C'est ce que nous avons développé dans notre ouvrage sur la transmission des compétences à l'ère numérique (voir le lien Essai sur un Web alternatif).

En soutien de l'existence d'une strate de communication sociale avant le langage, citons un extrait de la fin de l'article "Autisme : la psychanalyse (enfin) contrainte à évoluer" par Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste (Libération mercredi 22 février 2012 page 20) :

[... l'occasion pour les psychanalystes d'engager des renouveaux théoriques. L'un d'entre eux est à mon avis la clé de tous les autres : c'est la reconnaissance de trois formes complémentaires et équivalentes de symbolisation.

La symbolisation sur un mode sensoriel, affectif et moteur implique les mouvements, les gestes et les mimiques. Ils nous permettent de donner des représentations de ce que nous pensons et éprouvons avant de constituer la base des liens sociaux. La symbolisation imagée consiste à se donner des représentations imagées d'un événement... Enfin, la symbolisation sur un mode verbal correspond à une double mise à distance de l'événement : par le fait d'être formulé en son absence et par le fait que cette formulation fait intervenir une forme de codage de l'information totalement arbitraire. Divers témoignages écrits par des autistes nous invitent à repenser les choses de cette façon. Freud n'avait pas tout prévu.]