Notre domaine se limite aux sociétés dites virtuelles sur le Web. Pourtant, ce billet est un coup de pied au cul des penseurs littéraires et scientifiques de "la" société. Tant pis.

Schématiquement.

Ce qu'il faut observer d'abord, ce sont les gens localement entre eux dans la rue ou chez eux. Car ce sont des modes opératoires de relations humaines qu'il faut créer sur le Web, pour des sociétés spécialisées à vocation déterminée, pas pour "la" société dans son ensemble, sinon rien ne se fera de nouveau. Dans cette optique, une théorie générale de "la" société ne présente aucun intérêt.

Autrement dit. Considérons les mécanismes d'interactions dans les sociétés humaines comme des fondamentaux naturels, mais surtout comme des produits sociaux. Alors, il n'est plus nécessaire de considérer l'être humain comme un sujet imparfait ni la société comme une fatalité inconnaissable. Alors, on peut éviter le romantisme psychologique et les complexités stériles pour travailler au bon niveau, celui de la création d'étiquettes sociales adaptées aux sociétés virtuelles du Web.

La démarche intellectuelle n'est pas celle du micromodélisme au sens par exemple de la microéconomie. On doit, au contraire, envisager les interactions sociales dans leur totalité entre de vraies personnes complètes, donc y compris l'imaginaire social et les imaginaires personnels qui imprègnent ces interactions. Mais tous ces éléments sont à considérer d'un point de vue "extraterrestre", comme des données sur lesquelles on peut agir, et précisément, que l'on doit prendre en compte, masquer ou définir différemment dans telle ou telle société virtuelle, en fonction des finalités propres à chaque société virtuelle. Autrement dit, on ne doit pas réduire les interactions entre des personnes à des automatismes, on ne doit pas réduire les personnes à des robots. Mais on impose localement une étiquette de dialogue pour une interaction donnée; cette étiquette locale et temporaire doit être publique et acceptée.

L'étiquette d'interaction entre les personnes est le premier niveau de travail dans la création d'une société virtuelle. Elle est à construire en fonction des buts d'interaction, mais aussi pour occulter tout ce qui est inutile au fonctionnement des interactions considérées. Tout le reste, l'ergonomie de détail comme l'expression élaborée de la constitution sociale (de la société virtuelle), découle de cette étiquette et non l'inverse. A titre d'illustration, mentionnons l'existence de différentes manières de compter en fonction des situations et des personnes présentes, c'est-à-dire en fonction de l'étiquette en cours, dans de nombreuses cultures. Il est grotesque d'y voir un trait d'archaïsme, les scientifiques ne font pas différemment selon leur discipline et selon l'échelle des phénomènes qu'ils étudient. La capacité de créer des étiquettes relationnelles est inhérente aux sociétés humaines.

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Ce qui distingue l'être humain de la machine, ce n'est pas forcément ce qu'il fait semblant de croire. Ce n'est pas, en tous cas, sa capacité sociale en soi, puisqu'il la partage avec des animaux et des végétaux. C'est quelque chose dans sa construction, qui en fait un être social capable de remise en question. C'est peut-être que nos rêves et nos compétences personnels, à travers le langage, font partie de notre machinerie sociale. C'est peut-être que la démission machinale de notre comportement individuel instantané reste consciente. Mais, il est évident que, dans nos vies courantes, nos institutions sont conçues par nous comme des mécaniques déléguées.

Illustration par un exemple extrême. Au théâtre, un comique occupe la scène. C'est un professionnel du rire, il sait communiquer son intention. Spontanément, tout le monde rit, même si ce n'est pas vraiment drôle, même si le contenu comique est franchement mordant pour une partie de la population largement représentée ici. Et moi, Je ris parce que tout le monde rit, en cadence. Sinon, je dois me retirer en moi-même, et pour cela trouver une raison quelconque de le faire, un déclic pour me désolidariser de la foule. Alors seulement, je peux me demander pourquoi je ris, devenir plus sélectif, observer mes voisins à la recherche de ceux qui ont pris du recul, ou au contraire pour dépister les comparses du batteleur... Dans la foule qui rit, il est certain que personne ne rit exactement pour la même raison. Chacun est pris dans l'accord d'ensemble mais chacun pense en même temps par soi-même. Et même les sourds rient en mesure.

Les machines intelligentes ne sont donc pas des nouveautés puisque nous en sommes, nous-mêmes et nos institutions sociales, les premiers exemplaires, les concepteurs et serviteurs. C'est par l'effet d'une fausse impression de banalité et d'une méfiance instinctive que nous imaginons mal le potentiel de démultiplication sociale pour nous mêmes des ordinateurs en réseau. Nous les envisageons comme des instruments individuels pour doper nos capacités personnelles, alors qu'ils pourraient nous servir, enfin, à dialoguer et coopérer entre nous directement, certes par des étiquettes adaptées mais sans aucune délégation aveugle à de quelconques services intermédiaires (à but lucratif).

Un imaginaire stérilisant (notamment celui de la guerre des machines intelligentes contre l'homme), l'incompétence des petits savants, la pression du marketing et de l'idéologie de compétition, nous maintiennent dans la débilité. Attendons le jour prochain où une grande thèse sera écrite par qui il faut, là où il faut, comme il faut, pour balayer toute cette poussière et nous "révéler" un univers inexploré !